Hubert Reeves

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Première histoire de radeau

Émission du 20 décembre 2003

L'histoire que je vais raconter pourrait s'appeler « l'allégorie du radeau ». Elle veut illustrer la difficulté qu'il y a, quelquefois, à penser la réalité dans laquelle nous vivons et devant laquelle, il faut bien le dire, nous sommes souvent bien démunis.

Après un naufrage, des rescapés ont trouvé place sur un radeau. L'embarcation est petite, mais confortable, et contient des provisions pour plusieurs jours. Les naufragés se sont installés pour attendre les secours qui ne devraient pas tarder …

Sur la mer, un homme arrive en nageant, et demande secours. On se précipite pour l'aider à monter. On lui fait une place, on lui offre à boire. Il exprime sa reconnaissance à ses sauveteurs. L'ambiance est bonne, et la tendance est au partage : « Entre humains il faut s'entr'aider, etc ».

Mais voici que trois nouvelles têtes s'approchent du radeau. Des opinions variées s'expriment maintenant. « Le radeau n'est pas si grand, et les vivres sont limités … », disent timidement certains passagers. Ils sont rapidement blâmés par les autres : « Égoïstes ! Vous ne pensez qu'à vous mêmes ! Cela s'appelle “refus d'assistance à personne en danger” … passible de poursuites judiciaires ». On fait taire les récalcitrants, on se tasse encore. Le radeau est plus lourd, et l'aspect des sacs de provision paraît maintenant bien rétréci aux yeux qui les fixent.

C'est maintenant cinq personnes qui s'avancent en nageant péniblement, transies de froid, et à bout de force. Manifestement une famille entière, père, mère, et enfants. L'ambiance sur le radeau a changé radicalement. La discussion est vive entre les passagers. Certains plaident l'humanité avant tout ; d'autres veulent prendre les rames pour garder les nageurs à distance.

Tous admettent maintenant le risque de couler, d'où la nécessité de limiter les admissions. Mais comment établir des critères valables ? Pendant que la discussion se poursuit, d'innombrables têtes nouvelles apparaissent parmi les vagues et nagent lentement vers le radeau.

Cette scène, on l'aura compris, est une allégorie : elle s'applique à la situation des émigrés sur notre planète. Chacun d'entre nous est prêt à partager sa nourriture avec ceux qui meurent de faim, à accueillir dans nos états de droit ceux qui sont à la merci de dictateurs cruels et sanguinaires. Nous ouvririons toutes grandes les portes de nos maisons, surtout si nous pouvions voir de nos yeux la différence entre le sort de ces malheureux et le nôtre, nous qui sommes nantis de tant de privilèges.

Mais nous savons tous que les nombres jouent contre nous et contre notre « bon cœur ». Plus d'un milliard de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté, et ce nombre croît continuellement. Famine et eau polluée sont leur sort quotidien. Nous savons que l'arrivée parmi nous de centaines de millions d'indiens, de pakistanais et d'africains déstabiliserait complètement notre mode de vie, et, selon toute probabilité, nous entraînerait tous dans la même misère. Aucun d'entre nous ne voudrait être à la place du gendarme qui interdit à ces malheureux qui ont voyagé pendant des jours à fond de cale de descendre au sol. Cependant, hypocritement, nous fermons les yeux quand les bateaux de réfugiés sont renvoyés dans leurs pays par les autorités de nos pays.

Cette allégorie n'a d'autre but, je le répète, que de montrer combien nous sommes loin d'intégrer dans nos pensées et nos réflexions quotidiennes la réalité dans laquelle nous sommes immergés, et devant laquelle, finalement, nous sommes parfois bien démunis …