Hubert Reeves

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Deuxième histoire de radeau

Émission du 27 décembre 2003

Aujourd'hui, une nouvelle histoire de radeau.

Sur ce radeau se retrouvent les six rescapés d'un naufrage : deux hommes, deux femmes, un loup et une louve (très gentils). Tous sont épuisés et affamés au dernier degré. Comme dans la chanson « Il était un petit navire », les vivres sont venus à manquer, et il faudra sacrifier un des passagers pour nourrir les autres. Il importe ici d'ajouter que ces deux loups sont les derniers survivants de l'espèce, et que si on en tue un, ce sera la fin des loups sur la Terre.

Le but de cette petite histoire n'est pas tellement d'amener les auditeurs à faire leur choix et à en discuter — ce qui pourrait permettre de belles joutes oratoires — mais de présenter une situation qui nous donne à réfléchir, c'est-à-dire qui nous conduit à affronter notre propre perception de la valeur de la vie animale.

À ceux qui n'hésiteraient pas à sacrifier un loup, on pourrait demander qu'est ce qui motive leur choix. La réponse serait vraisemblablement quelque chose comme : « l'être humain est supérieur à l'animal, et cela me suffit à faire mon choix ». On entrerait alors dans une discussion du type : quels sont les critères à partir desquels vous placez l'humain au-dessus du loup ? On entendrait alors sans doute les mots : langage, intelligence, rationalité, conscience, et bien d'autres … qui ont traditionnellement servi à justifier cette présomption de la supériorité humaine. Tout cela paraît éminemment raisonnable, et tombe sous le poids de la plus grande évidence.

Certes. Pourtant, un moment de réflexion nous conduit à constater que ces critères ont été définis par des membres de la communauté humaine qui se place elle-même au sommet (comment pourrait-il en être autrement, puisque les autres espèces vivantes ne parlent, ni n'écrivent …). En cour de justice, cette position qui consiste à être à la fois « juge et partie » n'est pas acceptable, et les affirmations correspondantes ne sont pas recevables.

Du coup, tout esprit qui entend rester dans l'objectivité ne peut que ressentir un malaise. La question « en quoi les loups pourraient-ils ne pas être nos “inférieurs” ? » nous laisse devant un vide mental total qui ne révèle peut-être que la limitation de notre esprit, et en parallèle son outrecuidance à être la mesure de toutes les valeurs …

Personnellement, je reconnais que placé devant tel un choix, je sauverais un humain plutôt qu'un loup. Mais tout simplement par esprit de fraternité pour ceux de mon espèce. Une sorte de solidarité familiale qui s'inscrit en fait dans un registre profondément émotif.

Mais revenons à notre radeau, et enrichissons le débat en admettant (pour poursuivre la discussion) que ce couple de loups est, en fait, l'unique représentant de toutes les espèces vivantes sur la Terre. En d'autres mots, qu'après sa disparition, les êtres humains seraient les seuls habitants de la planète. Nous retrouvons ici tout le problème de la crise de la biodiversité que nous traversons en ce moment. La donnée supplémentaire que nous a donnée la science contemporaine, c'est que tous les vivants sont incorporés dans le gigantesque écosystème planétaire, et que la destruction de cet écosystème entraînerait forcément la fin de l'humanité. En d'autres mots, notre existence et notre survie dépendent étroitement du traitement que nous réservons à nos compagnons de voyage, les plantes et les animaux.

Le but de cette allégorie n'est pas, encore une fois, d'amener chacun à donner une réponse à son choix : tuer un humain ou un loup, mais de provoquer une réflexion sur une réalité que nous côtoyons tous les jours, et d'enfin poser notre regard sur cette réalité : la nature, dont notre intelligence est issue, et dépend !