Hubert Reeves

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Vivre avec les ours

Émission du 8 janvier 2005

Les événements récents au sujet des ours pyrénéens, la mort de l'ourse Cannelle et les manifestations de protestation qui ont suivi, ont remis sur le terrain la question de la coexistence des humains avec ces grands mammifères.

Au Canada, mon pays natal, il y a beaucoup d'ours, des dizaines de milliers … Dans les montagnes, les habitants ont appris à vivre avec eux.

Je vais raconter quelques aventures vécues dans mes jeunes années.

Un premier souvenir se situe au cours d'un été de camping, près d'un immense lac sauvage. Notre petite troupe arrive sur un île densément couverte de conifères pour y monter la tente.

Pendant la première nuit, soudainement, des secousses brèves agitent la toile, et se répètent plusieurs fois. Un coup d'œil à l'extérieur nous montre une forme sombre qui se déplace sous les haubans fraîchement arrimés au sol. C'est un ours brun. Il s'agite et inspecte le sol de son museau, manifestement en quête de nourriture. Nous nous enfermons dans nos sacs de couchage, peu rassurés. Il y a donc des ours sur l'île …

Le lendemain : conciliabule et bonnes résolutions. Plus jamais de nourriture près de la tente. Éloigner la batterie de cuisine de notre lieu de couchage. Enfermer les vivres et les déchets dans des récipients hermétiques (les ours adorent les poubelles mal fermées). Et aussi : fierté, plus tard, de claironner à nos familles : « Il y avait des ours ! Mais pas de problème : nous avons cohabité pacifiquement ».

Un autre souvenir nous mène dans les Montagnes Rocheuses, à l'ouest du Canada. J'avais effectué à pied l'ascension d'un sommet. L'expédition avait pris toute la journée, et je redescendais rapidement pour rejoindre la ville … Je m'en souviens comme si c'était hier.

La nuit tombe. Le sentier est étroit. Dans la pénombre grandissante, en face de moi, une forme mouvante s'approche … Démarche chaloupée d'une très vieille femme ? Non, c'est un ours … À une dizaine de mètres maintenant …

Je m'arrête. Que faire : ai-je vraiment envie de croiser un ours sur ce sentier ? On dit qu'ils ne sont généralement pas dangereux. Mais quand même … Mieux vaudrait sans doute faire demi-tour ? Remonter, choisir un autre chemin. Mais le jour baisse rapidement, et je n'ai pas de lampe de poche. Que faire ?

Je regarde l'ours : il a fait exactement comme moi. Il s'est immobilisé. Nous nous regardons. Il se dresse pour mieux me fixer comme je le fixe moi-même. Que se passe-t-il dans sa tête d'ours ? Est-il plongé dans les mêmes réflexions ?

Je décide alors de ne pas m'approcher davantage. Je fais demi-tour. En douceur. Lentement je rebrousse chemin, pas très fier, mais je trouve ma décision parfaitement justifiée quand même !

Après quelques pas, je tourne la tête pour constater qu'il a lui-même fait demi-tour !

Je vois son dos qui s'éloigne lentement de sa même démarche chaloupée et descend le sentier que je remonte. Et il tourne la tête dans ma direction … comme moi je le fais dans la sienne … Nous nous éloignons, nous fixant mutuellement, ne nous perdant pas des yeux jusqu'au premier tournant du sentier. Je m'amuse à l'idée que nous avons eu les mêmes réflexes, la même réaction. Et j'adorerais savoir ce qui se passe en ce moment dans sa tête.

Fin de notre courte rencontre.