Hubert Reeves

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Cèdre, mon ami

Cèdre, mon ami,

Ton nom suffit, à moi qui aime voyager même immobile, à m’offrir des trajets allers-retours dans le temps. À chaque fois les étapes se succèdent comme les séquences d’un film familier, toujours apprécié. Ton nom agit comme un philtre ressuscitant des émotions enfouies mais intactes.

Première étape au siècle dernier dans mes années de jeunesse. Petit garçon sage, j’écoute Manon, ma mère, qui me raconte la construction, au temps du roi Salomon, d’un temple merveilleux à Jérusalem. Tes frères sont sacrifiés pour ériger quatre rangées de colonnes soutenant des poutres, elles aussi de cèdre. Temple que je voyais plutôt comme un palais dans lequel je me sentais prince des lieux, ébloui par ces fûts colossaux revêtus d’or comme l’étaient aussi les planchers et les plafonds…

Fin brutale du fabuleux spectacle : les piliers flambent et les poutres s’effondrent : la guerre qui n’épargne pas les hommes détruit aussi leurs chefs d’œuvre.

Me revoilà dans la réalité d’aujourd’hui … prononçant à nouveau ton nom. Instantanément la nouvelle séquence fait de moi un adolescent attiré, intrigué par la plus belle des femmes du Cantique des cantiques évoquant ses ébats amoureux dans un décor de cèdres avec des lambris de cyprès, réclamant son amant sur un lit de verdure. Et ce trouble délicieux des premiers émois du jeune homme que je fus me parcourt, m’enivrant encore comme un élixir de vie.

La capacité humaine de la mémoire est prodigieuse et ne faiblirait pas, je pense, si l’on vivait aussi longtemps que Mathusalem.

L’image bucolique, érotique et romantique se brouille et une autre s’y substitue. Je reconnais le Jardin des plantes de Paris et une pancarte : Ce cèdre a été planté par Cuvier en 1734. Au pied de cet arbre, la tête tournée vers sa cime, une grande sérénité m’envahit.

Au pied de mon arbre, je vivais heureux chante Brassens. Et moi je ne te quitte jamais des yeux car ceux du souvenir sont aussi performants que ceux qui te regardent quand je suis près de toi. Tu es pour moi le lien avec le cosmos vers lequel tu me guides quand je lève les yeux vers toi. Cèdre mon ami, à chaque étape de ma vie tu es un enchanteur. Cèdre qui est tous les cèdres rencontrés, cèdre écrit au singulier mais représentant tous les cèdres du monde, je te chéris. Tous tes semblables, lorsque je les aperçois depuis le compartiment d’un train, comme si leur généreuse ombelle de feuillage, invisible aux autres voyageurs, venait jusqu’à moi me réjouissent profondément.

Cèdres, mes sept amis que nous appelons les frères libanais, je vous ai plantés, tiges minuscules, il y aura bientôt trente ans dans le fond du verger de Malicorne. Alignés en un formidable mur végétal, vous atteignez maintenant vingt mètres de hauteur. J’ai veillé sur votre destinée et je suis un peu votre père. J’ai surveillé votre croissance lente dans ses moindres détails. Je me suis réjoui quand vous avez montré les premiers signes de votre puberté. Après une quinzaine d’années, l’apparition au printemps de vos premiers organes femelles, sous la forme de cônes imposants constitués d’étages successifs où se dissimulent les graines. Plus tard dans la saison celle des organes mâles, appendices verts tendres qui dispersent une fine poussière de pollen jaune quand on les presse entre les doigts. J’ai noté votre individualité ; votre âge pubertaire n’était pas le même pour chacun, tout comme vos silhouettes sont différentes quand la nuit je viens vous voir, et que vous m’apparaissez comme des ombres chinoises devant le ciel étoilé. Quand les oiseaux viennent nicher dans votre opaque ramure, quand je les vois voler vers la forêt prochaine et revenir vers vous, ramenant la becquée à leurs oisillons, je me réjouis d’avoir contribué à leur offrir cet abri protecteur.

Vous vivrez encore longtemps quand je serai disparu puisque votre longévité atteint deux à trois milliers d’années. Comme j’aimerais pouvoir revenir pour voir votre aspect dans ce futur lointain. Et gare à qui s’aviserait de vous couper … je voudrais trouver moyen de venir stopper la main assassine.

Vous avez pris racine en moi, vous y êtes indestructibles tant que je vivrai. Maintenant vous êtes en majesté dans la réalité et dans mes pensées. C’est vous qui me protègez de moi-même et des sombres pensées qui ne manquent pas de m’assaillir quand je vois les périls s’accumuler sur vos frères et sur mes frères humains. Aller vous voir ou penser à vous est, je le confirme, un moment d’intense ressourcement. Et je repars plus ardent à défendre le vivant…

Hubert Reeves, Paris, Été 2007.