Hubert Reeves

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Article paru dans Espace Magazine N°5 de mars/avril 2004


Couverture du N°5 d'Espace Magazine (cliquez pour agrandir)

Voici la reproduction intégrale de l'article paru dans Espace Magazine N°5 de mars/avril 2004, de la page 36 à la page 41.

Vous pouvez également acheter ce numéro dans la boutique du site Internet de la revue.

Nous vous proposons également une version abrégée de cet article, composée d'extraits choisis.


Hubert Reeves, lors de l'entretien accordé à ESPACE Magazine
© ESPACE Magazine

Hubert Reeves, lors de l'entretien accordé à ESPACE Magazine.

HUBERT REEVES

Écologie et
exploration spatiale

Astrophysicien apprécié du public pour sa démarche de vulgarisation, Hubert Reeves attire aussi bien l'attention sur les merveilles de l'univers que sur les dangers qu'encourt notre planète et donc l'humanité.

Espace Magazine : Dans le DVD qui vous est consacré (voir encadré), vous dites qu'après une très lente évolution, l'espèce humaine arrive aujourd'hui à un tournant et que tout va se jouer en quelques décennies. Quels éléments objectifs vous permettent de l'affirmer ?

Hubert Reeves : Aujourd'hui, nous sommes bien plus écologistes que les Romains qui rejetaient leurs déchets dans la Méditerranée et n'avaient pas de station d'épuration. Mais nous sommes beaucoup plus nombreux. L'influence industrielle des humains, surtout depuis le 20ème siècle et plus particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, est devenue prépondérante. Nous émettons plus d'azote stocké artificiellement par les engrais qu'il ne s'en émet naturellement, et deux fois plus de gaz carbonique. Si tout se joue maintenant, ce n'est donc pas par hasard : il y a une confrontation entre le nombre d'habitants et le fait que les ressources de la Terre, comme la pêche ou le pétrole par exemple, ne sont pas infinies. De plus, notre activité rejette désormais suffisamment de gaz carbonique pour augmenter la température de la planète. C'est pourquoi les décennies qui viennent seront critiques. À titre d'exemple, les accords de Kyoto prévoient de baisser les émissions de gaz à effet de serre de 6 %. Ce qu'il faudrait, c'est 60 % de baisse pour éviter le réchauffement.

La déforestation en Amazonie épiée depuis l'orbite terrestre. Les panaches de fumées visibles dans la partie inférieure de la photo sont autant d'incendies volontaires en vue de gagner sur la forêt.

La déforestation en Amazonie épiée depuis l'orbite terrestre
© NASA

“L'espace joue un rôle très important
en faveur d'une prise de conscience écologique.”

Photo prise depuis la navette spatiale
© NASA

Cette photo prise depuis la navette spatiale montre toute la modestie et la fragilité du monde dans lequel nous vivons : cette mince bande bleue est l'atmosphère de la Terre.

Espace Magazine : Peut-on dire que les satellites d'observation de la Terre ont aidé à une prise de conscience ?

Hubert Reeves : Certainement. Les photos prises par les satellites montrent bien que la Terre n'est pas infinie, et que l'atmosphère n'est qu'une mince pellicule d'à peine 100 km. C'est une image saisissante en ce sens que l'endroit où nous habitons est minuscule par rapport aux échelles astronomiques. Avec les photos effectuées depuis l'espace sur de nombreuses années, on voit la désertification qui avance. Jean-François Clervoy me racontait qu'il voyait les incendies qui dévastent certaines forêts comme l'Amazonie. Des clichés montrent aussi un grand nuage sombre qui s'étend sur l'Inde et la Chine, pratiquement de l'Himalaya à Ceylan : c'est un nuage épais qui est le produit de la pollution humaine. Vus de l'espace, les deltas des grands fleuves comme le Mississippi apparaissent chargés d'eaux sales qui s'étendent et font de grandes taches. En donnant une vue d'ensemble des détériorations, l'espace joue un rôle très important en faveur d'une prise de conscience écologique.

Espace Magazine : L'étude des autres planètes a-t-elle pu aussi jouer un rôle équivalent ?

Hubert Reeves : Pas vraiment, parce que les situations sont différentes. Toutefois, Vénus est un peu le prototype de l'effet de serre. Vénus ressemble beaucoup à la Terre, puisqu'elle a presque la même masse et aussi la même quantité de carbone en surface. Sauf que sur la Terre, le carbone est pratiquement entièrement sous l'eau prisonnier d'une pierre, le carbonate de calcaire. Sur Vénus, le carbone est dans l'atmosphère, et c'est alors du gaz carbonique. L'effet de serre est donc gigantesque, et il fait 480° sur cette planète. C'est un peu une image de ce qui pourrait arriver si on laissait l'effet de serre se poursuivre indéfiniment. Ce n'est pas certain, bien entendu, mais Vénus reste un exemple d'une planète qui a, elle, un effet de serre extrême.

Espace Magazine : À propos d'écologie et de conquête spatiale, des voix commencent à s'élever en clamant qu'il faudrait faire de la Lune et de Mars des sortes de “super réserves” naturelles et s'interdire d'y aller. Qu'en pensez-vous ?

Hubert Reeves : Je ne pense pas qu'il faille avoir une attitude aussi excessive. En revanche, il faut être prudent, et des précautions ont d'ailleurs été prises afin que les sondes qui arrivent sur Mars n'apportent pas de bactéries terrestres. À l'inverse, il faudra être tout aussi prudent lorsqu'on ramènera des échantillons de là-bas. C'est un peu l'histoire des Européens qui ont tué des Indiens en Amérique en introduisant des virus contre lesquels les autochtones n'étaient pas immunisés.

Le bras de Spirit, bardé d'instruments, s'apprête à examiner le sol martien. Hubert Reeves souligne l'importance qu'il y a à décontaminer une telle sonde afin de ne pas risquer d'amener sur Mars des germes Terriens.

Le bras de Spirit, bardé d'instruments, s'apprête à examiner le sol martien
© NASA

Espace Magazine : Toujours dans le DVD, vous évoquez le fait que, s'il y a de la vie sur d'autres planètes, elle puisse ne pas être si différente de celle que nous connaissons sur Terre. Que voulez-vous dire par là ?

Hubert Reeves : Je manque peut-être d'imagination, après tout ! Mais ce que je veux dire, c'est que tous les êtres vivants ont des contraintes similaires : prendre de l'énergie, fabriquer des rejets, se reproduire… Dès lors, les formes de vies sont à la fois différentes mais aussi très semblables. Il est difficile d'être catégorique, car la vie est beaucoup plus adaptable qu'on ne le pensait. On a par exemple trouvé des êtres vivants dans les fosses hydrothermales sous-marines où la température est de 110°, dans des eaux tellement salines qu'elles s'apparentent à de la saumure ou installés dans des strates rocheuses à 7 km de profondeur. Sans parler des bactéries qui résistent à 1.000 fois la dose de radioactivité mortelle pour nous.

Espace Magazine : Concernant justement cette résistance extraordinaire de certaines bactéries, quel est votre avis sur la position de personnes comme Robert Zubrin (voir ESPACE magazine n°1) qui affirment qu'il ne faut pas trop craindre de contaminer Mars puisqu'une contamination a déjà eu lieu entre planètes par “échange” de météorites ?

Hubert Reeves : Il est vrai qu'on a trouvé au Pôle Sud des météorites dont on a toutes les raisons de penser qu'elles proviennent de Mars. D'autres sont originaires de la Lune. On appelle ça le “billard planétaire”. Imaginez une planète où arrive une météorite avec un angle d'impact qui ne soit pas frontal. En la heurtant, cette météorite va éjecter des pierres issues de cette planète qui tourneront autour du Soleil pour finalement retomber sur la Terre ou la Lune. On a calculé qu'il y avait eu ainsi des échanges entre Mercure, Vénus, la Lune, la Terre et Mars. Vous avez sans doute entendu parler de la météorite ALH84001 trouvée dans l'Antarctique : des scientifiques de la NASA ont déclaré y avoir découvert des fossiles de bactéries. Le président Clinton avait même fait une annonce à l'époque, juste avant le vote des crédits pour la NASA, ce qui avait provoqué une polémique. Depuis, on a montré que c'était inexact. Mais ça ne doit pas exclure la possibilité que des bactéries puissent survivre dans un tel contexte puisque des calculs vont dans ce sens. Pour certains, nous sommes même tous des Martiens, puisqu'aux premiers temps du système solaire Mars était plus propice au développement de la vie, alors que la Terre était encore fortement bombardée de météorites. Notre planète aurait ainsi reçu la vie par des bactéries venues de Mars. Il n'y a aucune certitude, mais si vous dites cela dans un congrès, vous ne recevez plus de tomates pourries sur la tête, ce qui n'aurait pas été le cas il y a 30 ans ! Cet échange entre Mars et la Terre n'étant toutefois pas totalement démontré, je pense qu'il faut être prudent et prendre des précautions pour ne pas risquer de contaminer la Planète rouge. C'est de toute façon une affaire à suivre.

La pollution atmosphérique se voit depuis l'espace. Cette vue générale de la vallée du Pô en Italie montre celle-ci recouverte d'une couche de “smog”. La chaîne des Alpes à droite bloque en partie cette pollution sous laquelle se trouvent les grandes villes de Turin et Milan.

La pollution atmosphérique se voit depuis l'espace
© NASA

“Si on ne résout pas nos problèmes ici,
on ne fera que les transporter sur une nouvelle planète.”

Espace Magazine : Alors que beaucoup voient en la conquête spatiale un remède aux maux de l'humanité, vous dites qu'on risque surtout d'exporter nos problèmes…

Hubert Reeves : Je n'aime pas trop le terme “conquête” ; je préfère “exploration de l'espace”, c'est plus pacifique et scientifique. Lors de mes conférences, des gens me disent : “La solution n'est-elle pas de partir s'installer ailleurs une fois que la Terre sera polluée ?” Je réponds que si on ne résout pas nos problèmes ici, on ne fera que les transporter sur une nouvelle planète. Il est illusoire de penser qu'en arrivant là-bas, les gens se distingueront par un comportement différent.

La mer d'Aral en 1985La mer d'Aral en 1992
© NASA

La mer d'Aral en 1985 (à gauche) et en 1992 (à droite). Ces 2 clichés pris depuis la navette américaine montrent l'assèchement de cette mer intérieure du fait de l'activité humaine. Cette catastrophe écologique a des conséquences sanitaires graves sur les populations de la région (augmentation de la mortalité infantile et de certaines maladies comme le choléra ou le typhus).

Espace Magazine : Il est vrai que nous nous sommes posés la question de mettre plutôt “Le magazine de l'exploration spatiale”. Mais nous avons choisi “conquête spatiale”, car c'était le terme le plus répandu. S'il convient aussi de régler nos problèmes sur Terre, vous parlez également de l'exploration spatiale comme d'un “moteur économique positif”…

Hubert Reeves : Absolument.

Espace Magazine : Cela veut-il dire qu'il faut mener de front la résolution des problèmes écologiques et l'exploration spatiale ?

Hubert Reeves : Tout à fait. Des gens m'objectent souvent qu'au lieu d'envoyer des milliards dans l'espace, il serait plus utile de donner de l'argent aux pauvres. Ce n'est pas une bonne attitude. À la limite, ce qui part dans l'espace, ce n'est qu'un peu de métal. Où sont les milliards de la NASA ? Ils sont en salaires. Par exemple, lorsque Kennedy a lancé le projet lunaire, il a décidé d'installer une partie du programme dans une des régions les plus pauvres des États-Unis, l'Alabama, ce qui a relancé l'économie locale. Il vaut mieux relancer l'économie avec des recherches scientifiques plutôt que distribuer de l'argent. À ce propos, il y a un proverbe chinois que j'aime beaucoup et qui dit : “Ne donnez pas des poissons aux pauvres, apprenez-leur à pêcher”. Financer des projets scientifiques spatiaux n'est pas un gaspillage d'argent, puisque cela dynamise l'économie.

“Financer des projets scientifiques spatiaux n'est pas
un gaspillage d'argent, puisque cela dynamise l'économie.”

Espace Magazine : À plus long terme, que pensez-vous de l'idée, notamment défendue par Harrison Schmitt, géologue sur Apollo 17, d'exploiter l'hélium 3 présent sur la Lune afin de disposer d'une source d'énergie propre, puisque la fusion de l'hélium 3 ne produit pas de déchet radioactif ?

Hubert Reeves : Le problème est d'en extraire beaucoup, donc de rentabiliser cette solution. À long terme, l'idée est très bonne, mais il ne fait aujourd'hui aucun doute que le prix du kilowatt/heure serait beaucoup trop élevé. On peut aussi capturer l'hélium 3 depuis l'orbite terrestre, mais les quantités sont infimes. Enfin, la fusion reste à développer. Aujourd'hui, l'énergie nécessaire pour amorcer une réaction de fusion est cent fois plus élevée que celle qu'elle va fournir. Ce sont donc des projets intéressants mais qui ne sont pas au point, contrairement à l'éolien ou au solaire pour le domaine des énergies qui n'hypothèquent pas l'avenir. Certes, des défauts existent. Les éoliennes, par exemple, sont dangereuses pour les oiseaux, elles font du bruit, et les gens se plaignent de leur aspect dans le paysage. Toutes les sources d'énergie ont des inconvénients, mais tout le monde veut la chaleur et la lumière dans son appartement. Il faut donc faire un choix. Pour ma part, entre les déchets nucléaires ou le gaz carbonique et les éoliennes, mon choix est clair : l'éolienne.

Espace Magazine : Pour terminer, je souhaiterais vous poser une question plus personnelle.
Le milieu scientifique reconnaît volontiers ne pas toujours savoir communiquer avec le public. Or lorsqu'un scientifique comme vous s'engage en faveur d'une large vulgarisation, il est souvent critiqué. Comment percevez-vous cet apparent paradoxe ?

Hubert Reeves : Le monde scientifique est très varié et, comme dans n'importe quel milieu, il y a des jaloux. D'autres, au contraire, sont très contents. Certains scientifiques qui défendent des projets coûteux me disent combien il est important, au-delà de la propagation du savoir auprès du grand public, que ceux qui décident soient au courant. Michel Rocard [ancien premier ministre de la France, NDLR] me disait que lorsqu'il s'agissait de voter un projet scientifique lié à l'astronomie, toute la différence venait du fait que les gens présents savaient ou non ce qu'était une galaxie. Au 19ème siècle, ceux qui faisaient de la vulgarisation étaient condamnés par les autres scientifiques. Camille Flammarion en est un exemple. Tout ceci a heureusement évolué. Au CNRS, quand on fait son rapport d'activité, il y a un chapitre intitulé “Avez-vous fait de la vulgarisation scientifique ?”. C'est devenu un élément positif.

Flèches  Propos recueillis par Olivier Sanguy

Certains envisagent l'exploitation de la lune pour en extraire l'hélium 3 et alimenter des réacteurs à fusion
© NASA

Certains envisagent l'exploitation de la lune pour en extraire l'hélium 3 et alimenter des réacteurs à fusion. Pour Hubert Reeves, “ce sont des projets intéressants mais qui ne sont pas au point”.



Conteur d'étoilesDVD
Si vous souhaitez connaître plus avant Hubert Reeves, le film de Iolande Cadrin-Rossignol, Conteur d'étoiles, disponible en DVD aux Éditions Montparnasse (www.editionsmontparnasse.fr), est idéal. Véritable portrait, il alterne notions de cosmologie et réflexions personnelles du scientifique sur l'écologie ou l'avenir de l'humanité (critique complète dans ESPACE Magazine n°3).

Hubert Reeves,
président de la ligue ROC

Hubert Reeves
© Éditions Montparnasse

La ligue ROC est une association loi de 1901 qui œuvre pour la préservation de la faune sauvage (cotisation minimale pour adhérer : 20 ). Hubert Reeves en est président depuis l'année 2001. Bien qu'opposée à la chasse, la ligue ROC privilégie le dialogue et le réalisme en demandant par exemple l'établissement de périodes de chasse soigneusement délimitées plutôt qu'une interdiction totale, de toute façon politiquement impossible. Le ROC souhaite également que la Guyane française, véritable vitrine technologique de la France et de l'Europe, puisse aussi devenir un exemple en matière de protection de la faune et de la flore. L'excellence spatiale serait alors alliée au développement durable et à la préservation du patrimoine naturel. Sur le web : www.roc.asso.fr