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Les tortues nous donnent des leçons

Publié le 23 août 2014 dans Le Point.fr

Les tortues existent depuis plus de trois cents millions d’années. Est-ce à dire que l’intelligence est un cadeau empoisonné ?

Tortue
Photo d’illustration.

Au cours de l’évolution, la sélection naturelle et les mutations aléatoires ont donné aux lignées animales les moyens de survivre dans des milieux hostiles. Il leur est toujours nécessaire, selon l’expression populaire, de manger et de n’être pas mangées. Nous savons maintenant que certains animaux, les corbeaux par exemple, savent compter jusqu’à cinq et plus. Il nous paraît que cela a suffi à assurer leur survivance. Un des éléments qui nous distingue des autres animaux, c’est notre fantastique puissance intellectuelle. Sa progression foudroyante au cours des derniers millions d’années est vraisemblablement reliée à la croissance de la masse de notre cerveau. Tout au long de l’évolution, on le voit progressivement croître de 400 à 1 400 grammes.

Aujourd’hui, notre capacité à élaborer des théories complexes comme la physique quantique ou la relativité d’Einstein nous permet de reproduire des résultats d’expérience de laboratoire avec des précisions fantastiques. Les désaccords entre les théories et les observations sont inférieurs à une partie dans un milliard ! Plusieurs scientifiques : Albert Einstein, John Wheeler et d’autres se sont dits sidérés par cette capacité de notre esprit à comprendre les lois de la nature. Mais la question se pose : dans le cadre de l’évolution biologique, à quoi peut nous servir une telle faculté ? À quel besoin répond-elle ? Un premier fait nous frappe. Nous avons la plus mauvaise note au palmarès de la faculté de vivre en harmonie avec la nature. Nous sommes sans doute l’espèce la plus saccageuse, la moins adaptée à perdurer dans la biosphère. En même temps, nous sommes celle qui bat tous les records des prouesses intellectuelles.

Précarité de notre espèce

Les tortues, qui ne sont pas particulièrement bien dotées sur le plan de l’intelligence, existent depuis plus de trois cents millions d’années, ayant survécu à d’innombrables perturbations géologiques et climatologiques. Elles ont su s’adapter à leur environnement. Après moins de dix millions d’années de présence sur notre planète des premiers hominidés à nous-mêmes, nous sommes déjà dans le collimateur de la sixième période d’extinction majeure. À ce point de notre réflexion, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que c’est justement notre intelligence — dont nous sommes si fiers — qui nous a permis de fabriquer des bombes atomiques. Le souvenir de la guerre froide nous sert de rappel à la précarité de notre espèce sur cette planète.

Aussi, la question se pose à nous : l’intelligence est-elle un cadeau empoisonné ? Autrement dit, une espèce semblable à la nôtre, nantie de cette même faculté, serait-elle irrémédiablement condamnée à se saborder avec ses propres inventions ? Le physicien Enrico Fermi posait la question en ces termes : combien de temps passe entre le moment où une civilisation maîtrise les techniques qui peuvent l’éliminer (la bombe atomique ou les instruments de la détérioration de la biosphère) et le moment où elle s’anéantit ? Si la guerre froide avait été l’occasion d’une extinction massive de notre espèce, ce laps de temps aurait été de moins d’un siècle. Toujours selon Fermi, la brièveté de cette période suffirait peut-être à expliquer pourquoi nous ne recevons pas de messages radio en provenance d’exoplanètes.

Pourtant, nous constatons avec soulagement que nous sommes encore là ! Tant qu’il y a de la vie, y’a de l’espoir, chante Édith Piaf. Nous sommes en sursis face à notre technologie surpuissante, nos instincts guerriers et notre avidité de richesse. Il est encore temps d’éviter le destin funeste de notre annihilation par un usage plus raisonné de notre intelligence. En paraphrasant Rabelais, on pourrait écrire : science sans conscience pourrait mener l’humanité à son anéantissement.