Hubert Reeves

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Le vouloir obscur

Publié le 4 septembre 2014 dans Le Point.fr

Depuis toujours, l’astrophysicien Hubert Reeves se demande s’il y a un projet dans l’univers. Il partage avec nous ses réflexions philosophiques.

Big-Bang
Représentation artistique du Big Bang. ® MARK GARLICK / MGA / Science Photo Library

Certaines questions me poursuivent depuis longtemps. À l’occasion de promenades dans la campagne, l’une d’elles s’impose régulièrement, suscitée par ses merveilleuses manifestations : y a-t-il un projet dans la nature ? Je voudrais raconter ici les étapes de ma confrontation avec ce sujet. Tout au long de mon enfance catholique, au Québec, la réponse ne faisait pas de doute : c’était un oui emphatique. Comme l’Église catholique nous l’enseigne, le monde a été créé par une Providence bienveillante. C’était la réponse, hautement confortable, acceptée par tout mon entourage : parents, amis, enseignants.

Cette conviction était renforcée par le fait que Voltaire, écrivain pourtant peu suspect de connivences religieuses, écrivait : Je ne peux pas concevoir qu’une horloge existe et qu’il n’y ait pas d’horloger. Cet argument me paraissait d’une parfaite rationalité et donc irrécusable.

Durant mes études universitaires, les travaux de Darwin ont jeté un doute sur mes certitudes. Les succès de la théorie de l’évolution ont mis en évidence le rôle du hasard dans la sélection naturelle. Plus besoin d’un grand architecte ! Nos professeurs de biologie nous le répétaient : Il n’y a pas d’intention dans la nature. Il me semblait pourtant qu’ils allaient un peu vite en affaire. Il aurait mieux valu dire : Après Darwin, il n’y a plus d’arguments biologiques en faveur de l’existence d’une intention dans la nature. Cette précision dans les termes me paraissait nécessaire.

Porte ouverte

Au cours de mes études en astrophysique, mes réflexions ont encore évolué. Grâce aux télescopes et aux accélérateurs, il devenait possible d’étendre cette interrogation sur l’existence d’un projet à l’univers tout entier. Avec la théorie du Big Bang, j’ai pu ajouter à ma réflexion un élément qui m’a vite paru fondamental : nous vivons dans un univers qui a une histoire. Cette histoire nous parle, tout au long de plus de treize milliards d’années, de la croissance de la complexité par la formation de structures de plus en plus organisées. Les chapitres de cette histoire font successivement apparaître les nucléons, les noyaux, les atomes, les molécules, les cellules vivantes, les plantes et les animaux jusqu’à l’éclosion de la conscience. Cette séquence, s’enchaînant de façon si bien ordonnée, semblait échapper à la portée explicative de l’évolution darwinienne et, par conséquent, justifier une réévaluation de la situation dans son ensemble.

À cette époque, je lisais les œuvres du philosophe Henri Bergson, qui a beaucoup réfléchi sur ces sujets. Il évoquait l’idée d’un élan vital, une sorte de principe impersonnel, inséré au départ dans la matière, et qui aurait guidé son évolution, sans pour autant invoquer l’existence d’un grand architecte. Cette idée, au demeurant assez vague, et considérée pour beaucoup comme trop ad hoc, fut rejetée par les philosophes matérialistes. Elle était perçue comme une sorte de pirouette pour conforter les thèses religieuses et les mouvements des créationnistes et des partisans du dessein intelligent (intelligent design). J’en étais assez d’accord, mais je restais quand même sur ma faim. La négation pure et simple de notion d’élan vital me paraissait trop radicale. Il convenait de laisser une porte ouverte.

Choisir une recette d’univers

Un nouveau chapitre de cette histoire a commencé il y a quelques décennies avec les réflexions de l’astrophysicien Brandon Carter de l’observatoire de Meudon. Après d’autres astrophysiciens, il s’interrogeait sur le rôle de l’observateur dans l’observation de l’univers. Une réalité inattendue avait été progressivement mise au jour par la confrontation des observations de laboratoire de physique avec les théories de l’astrophysique : l’existence de ce qu’on appelle des lois fertiles.

Voici l’histoire. En s’appuyant sur les modèles cosmologiques fondés sur la théorie générale de la relativité d’Einstein, les astrophysiciens se sont occupés à reproduire sur ordinateur l’évolution de l’univers sur 13,7 milliards d’années. Dans ce but, il faut d’abord, comme dans la préparation d’un plat cuisiné, choisir une recette d’univers, c’est-à-dire sélectionner des données initiales qui guideront le comportement de la matière tout au long du parcours. Ces conditions sont décrites par les lois de la nature, telles qu’obtenues à partir des observations des laboratoires terrestres.

Les résultats des calculs montrent que les univers numériques sont bien en expansion, ils se refroidissent et s’obscurcissent progressivement. Des étoiles torrides s’y forment, qui s’assemblent en galaxies et en amas de galaxies. Dans leurs cœurs s’élaborent des atomes, en particulier le carbone, l’azote et l’oxygène. Autour de ces étoiles, des planètes orbitent où, sur certaines, la vie pourrait se développer. Les résultats reproduisent correctement le cours réel de l’histoire de l’univers.

Les astrophysiciens ont eu, par la suite, l’idée de changer les recettes initiales pour étudier l’influence des lois physiques sur le comportement de la matière. Ces lois sont caractérisées par des valeurs numériques, la gravité par la constante de Newton (9,8 m/s par seconde) ; l’électromagnétisme par la constante dite de structure fine (0,0073 : un nombre sans dimension), etc.

Surprise

Et la surprise fut grande ! À l’échelle galactique, les univers aux lois altérées se conduisent, dans la grande majorité des cas, comme l’univers réel : il y a expansion, refroidissement et obscurcissement. Mais les événements qui s’y produisent à petite échelle sont profondément différents. Dans certains cas, il ne se forme ni galaxies ni étoiles, mais seulement de la lumière ou encore seulement des trous noirs (peu hospitaliers pour l’émergence de la vie). Dans d’autres cas, l’hydrogène est entièrement transformé en hélium et en atomes plus lourds. Résultat : la vie ne peut pas y apparaître. Pour deux raisons différentes : d’abord parce que, sans hydrogène, les étoiles ne vivent pas assez longtemps pour attendre l’émergence de la vie (telle que nous la connaissons) ; et ensuite parce que, toujours sans hydrogène, il n’y a pas de nappe d’eau liquide où la vie puisse éclore.

En d’autres mots, on découvre avec étonnement que seules certaines valeurs numériques engendrent des univers fertiles, c’est-à-dire qui peuvent héberger la complexité et la vie. L’immense majorité des valeurs numériques différentes attribuées aux lois initiales n’engendrent que des univers stériles.

Cet état de fait et les interrogations qu’il suscite provoquent aujourd’hui de grands débats, dans la communauté scientifique, autour de ce qui porte le nom de principe anthropique. Une solution populaire pour rendre compte de la situation consiste à supposer l’existence de multiples univers (le multivers), au-delà du nôtre, qui seraient régis par des lois différentes. Résultat : si nous sommes en mesure de poser des questions, c’est que nous avons la chance de vivre dans un univers aux lois fertiles. Dans les autres univers, il n’y a personne pour s’interroger.

Habile hasard

Et voilà… Le point faible de cette argumentation, à mon sens, est que nous n’avons aucune preuve de l’existence de tels univers. Pour cette raison, elle me paraît peu convaincante. Il vaut mieux garder cette question ouverte, sinon, on risque de perdre le profit informatif d’une réponse ultérieure, satisfaisante. Ce serait dommage… Mais alors qu’en est-il de ces lois fertiles ? D’où viennent-elles ? Comment expliquer leur existence ? Pourraient-elles relever du seul hasard ? Et, même si c’était le cas, ne faudrait-il pas encore plus s’étonner du fait que cet habile hasard aurait choisi (par hasard !) exactement les valeurs numériques des lois fertiles ?

J’en suis venu à imaginer qu’entre l’hypothèse du hasard et celle du grand architecte, il y aurait une autre possibilité. Sa formulation me paraît respecter à la fois notre ignorance profonde des mystères de l’univers et la prudence du chat échaudé que nous éprouvons depuis les découvertes darwiniennes. Je l’ai trouvée chez Claude Lévi-Strauss, dans ses considérations anthropologiques sur la structuration de la nature. Il parle d’un vouloir obscur qui, au long de millions d’années et par des voies tortueuses et compliquées, sut assurer la pollinisation des orchidées grâce à des fenêtres transparentes laissant filtrer la lumière… (L’homme nu, C. Lévi-Strauss)

J’aime ce terme de vouloir obscur qui ne spécifie pas l’existence d’un sujet personnel (comme un horloger), ni même de sujet quelconque. Avec Levi-Strauss, on a l’impression de constater que ça veut dans l’univers, sans pouvoir savoir qui veut. Cette idée est, de plus, renforcée par le mot obscur, qui caractérise ce vouloir. Cette idée va-t-elle plus loin que l’élan vital de Bergson ? Est-elle plus satisfaisante ? Elle a, en tout cas, pour moi, le mérite de suggérer la notion de l’existence d’une volonté extérieure à la nôtre.

Intimes convictions

C’est là que j’en suis, aussi insatisfaisant que cela puisse paraître. Il m’arrive surtout de penser, comme le philosophe Spinoza, que ces questions dépassent les capacités du cerveau humain. Comme la tentative d’enseigner la géométrie à votre chat ! Ce thème est repris par d’autres auteurs qui, généralement, à la fin de leur vie, désirent quitter leur spécialité scientifique et sa rigueur imposée pour aborder celui des intimes convictions. Domaine qu’on évite en général entre gens sérieux et bien pensants. Je pense en particulier à Arthur Koestler qui, avant de se suicider, laissait à ses intimes le message suivant : Je vous quitte en toute sérénité, avec le timide espoir qu’il existe un au-delà dépersonnalisé, passant les confins de l’espace, du temps et de la matière, échappant d’une matière illimitée à notre intelligence.

Je voudrais aussi citer une phrase du physicien anglais Freeman Dyson qui dit à peu près la même chose : L’univers savait quelque part que nous allions venir. Cette fois, le vouloir est associé à l’univers tout entier, une façon de dépersonnaliser le sujet. Le flou est amplifié par les mots quelque part. Dans la même veine, le biologiste Gregory Bateson écrit : Je cède à la croyance que mon savoir n’est qu’une fraction minuscule d’un ensemble plus vaste et intégré de savoirs qui relie toute la biosphère et l’univers. Toujours revient, dans ces témoignages, l’intuition d’une réalité hors de portée, pour nous… actuellement.