Hubert Reeves

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Juge et partie

On raconte que, cherchant à classifier les espèces vivantes au 18ème siècle, les biologistes se sont souvent demandé si les humains devaient mériter une niche spéciale. Par leur physiologie et leur histoire évolutive, ils font évidemment partie du monde animal. Pourtant leurs propriétés exceptionnelles semblent effectivement les classer hors du monde naturel. D’autant plus qu’à cette époque la tradition chrétienne leur attribuait une âme immortelle qu’elle refusait à tous les autres vivants.

On peut dire, à plus d’un titre, que l’homme est, à notre connaissance, le résultat le plus litigieux de l’évolution biologique. Sa population, de beaucoup la plus élevée du monde des mammifères (sept milliards, et en croissance) illustre bien sa grande aptitude à survivre et à s’adapter aux milieux les plus différents et les plus extrêmes. Son intelligence lui permet de déchiffrer les lois de la nature et de les utiliser pour mettre à son service les noyaux, les atomes et les bactéries. Ses performances dépassent démesurément celles des autres espèces. Sa puissance semble sans limite. Pour toutes ces raisons, nous succombons facilement à la tentation de penser que nous sommes le chef d’œuvre de la création. Que notre intelligence fait de nous l’espèce la plus avancée de l’évolution. Le sublime joyau de dame nature.

Un élément cependant devrait nous rendre méfiants face à ce jugement : ici, nous sommes à la fois juge et partie ! Nous décidons des critères qui spécifient ce palmarès et nous nous y plaçons allègrement au sommet !

Mais il existe une autre échelle dans la nature, celle qui mesure les chances d’une espèce de persister dans l’existence. L’exigence est l’aptitude à s’intégrer harmonieusement dans l’immense écosystème de la vie terrestre. Les tortues, par exemple, existent sur la Terre depuis plus de deux cent millions d’années. Elles ont survécu à toutes les perturbations qui ont affecté la planète. Dans cette échelle notre place est peu enviable. Aucune espèce, à notre connaissance, n’a jamais eu une interaction plus désatreuse avec son environnement nature. Après moins de quelques millions d’années notre avenir est bien incertain. Ces considérations sont de nature à nous rendre plus modestes et plus vigilants.

(13 novembre 2011)