Hubert Reeves

Site officiel

Chronique
précédente :

Vivre avec les ours

Chroniques radio France-Culture

Tous les samedis à 18h40
(rediffusion le mercredi suivant à 13h50)

Chronique
suivante :

En somme (suite)

En somme

Émission du 15 janvier 2005

La crise contemporaine résulte de la confrontation de trois facteurs majeurs :

Le deuxième facteur n'est pas sans rapport avec le premier. L'invention de l'agriculture, à partir du huitième millénaire avant Jésus-Christ, les innovations industrielles des siècles les plus récents, ont été accompagnées de fortes augmentations de la population mondiale.

Depuis quelques décennies, cette co-évolution des techniques et de la population se heurte de plein fouet au troisième facteur, celui des limites des ressources sur les espaces eux-mêmes forcément limités de notre planète.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait Paul Valéry, constatant l'effondrement des empires anglais et français suite à ceux de Ninive, de Babylone, des empires romains et égyptiens établis quelques milliers d'années auparavant. Aujourd'hui, nous constatons avec stupeur que l'empire des humains sur la Terre pourrait également prendre fin.

Ainsi donc, loin d'être — comme nous avions tendance à nous en persuader — l'apothéose de l'évolution biologique, exemptés de l'élimination que nous infligeons à des milliers d'espèces, nous réalisons que nous sommes passibles du même sort, et qu'en bien des cas, nous faisons tout ce qu'il faut pour y arriver …

Sur une planète minuscule, une espèce, la nôtre, disparaît : que représenterait, à l'échelle du cosmos, notre élimination ? Une simple anecdote dans l'immensité d'un univers peuplé de centaines de milliards de galaxies, hébergeant des centaines de milliards d'étoiles, et de planètes ? La « nature » ne verserait pas une larme ?

J'aimerais défendre ici une opinion toute différente : remontons le temps pour resituer cette question dans son contexte cosmique.

L'histoire de l'univers peut se raconter comme l'émergence de la complexité, à partir de la purée torride et homogène des premiers instants suivant le Big Bang. Au fur et à mesure du refroidissement, et sous l'effet des forces naturelles, des particules s'associent pour former des structures possédant des propriétés nouvelles.

Ainsi se constituent successivement, à des moments que nous pouvons dater, une séquence ininterrompue de systèmes nouveaux : nucléons, noyaux atomiques, atomes, molécules, et, sur notre planète — et peut-être ailleurs — cellules vivantes, organismes biologiques, écosystèmes.

Dans la biosphère terrestre, ces propriétés émergentes engendrent des avantages adaptatifs précieux tout au long de l'évolution biologique, quand se posent des problèmes d'alimentation et de survie. De ce point de vue, les humains que nous sommes, mal protégés par leur constitution physique (pas de carapace comme les tortues, pas de griffes acérées comme les félins, et pas d'ailes pour fuir) ont survécu grâce à leur intelligence, cette prodigieuse propriété émergente de l'assemblage de plusieurs milliards de neurones de leur cerveau.

Suite de cette argumentation la semaine prochaine, pour tenter de défendre l'idée que l'élimination de l'humanité serait bien plus qu'une simple anecdote sans importance dans l'immensité du cosmos.