Hubert Reeves

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Le principe de précaution

Émission du 10 avril 2004

Nous parlerons aujourd'hui du principe de précaution, que définit la Charte de l'environnement voulue par le Président de la République, et proposée à la représentation nationale, qui devrait être votée très prochainement.

Ce principe de sagesse a été énoncé en 1994 par les Nations Unies, de la façon suivante : quand il y a risque de perturbations graves ou irréversibles, l'absence de certitudes scientifiques absolues ne doit pas servir de prétexte pour différer l'adoption de mesures.

Depuis le début de l'ère industrielle, la technologie scientifique joue dans notre monde un rôle de plus en plus important. Elle influence massivement le devenir de nos sociétés. Il suffit de mentionner ici les manipulations fabriquant des OGM, la production de molécules nouvelles pour la pharmacopée, et les recherches en technologie nucléaire pour la production d'énergie civile.

En conséquence, il devient fondamental d'étudier les impacts possibles de toutes nouvelles découvertes et applications avant de les mettre en œuvre. Le temps n'est plus où le scientifique pouvait vivre hors du monde, dans sa légendaire « tour d'ivoire », et donner libre cours à son esprit inventif sans aucun souci de l'impact de ses projets sur la nature et la société. Il faut à tout prix contrôler ce qu'on a appelé, à juste titre, le « délire technologique » : on fait tout ce qu'on peut faire, et on verra bien après. Et son corollaire : « si on ne le fait pas, quelqu'un d'autre le fera », ne justifie en rien une telle attitude irresponsable.

Plusieurs voix se sont élevées contre ce principe, arguant qu'il « constituerait un frein à la recherche, et donc à l'imagination humaine ». Je crois, à l'inverse, qu'il est une incitation à conduire des travaux exploratoires pour inclure à la fois les bénéfices des résultats de la recherche, et avoir ainsi la quasi-assurance que les découvertes n'auront pas d'effets négatifs, à court ou à long terme.

Comme tout principe constitutionnel, il sous-tendra les textes législatifs que les parlementaires voteront, espérons-le, avec la conscience aiguë de leurs responsabilités envers les générations actuelles et futures …

Ce principe est une incitation fondamentale à la vigilance qu'impose la situation planétaire.

Quelques exemples d'erreurs du passé suffisent à crédibiliser son importance :

Rappelez-vous la triste histoire de la thalidomide dans les années 1960 : un médicament contre les nausées de la grossesse, qui fut responsable de nombreuses malformations génétiques chez les enfants. Ou encore la fabrication des CFC vers les mêmes années, aujourd'hui tenus responsables de la destruction de la couche d'ozone.

Il faut savoir se placer dans le cadre de la crise contemporaine. En particulier dans celui de la pollution chimique due à de nouveaux produits, dont les effets se font sentir jusque chez les populations de l'Arctique. À la destruction massive des abeilles par des produits non suffisamment testés. Autre exemple : les études de la pollution des eaux dans le fleuve Saint Laurent au Canada n'évaluent la concentration que d'une centaine de substances potentiellement nocives. Or nous savons que plus de 65000 substances différentes sont rejetées par les entreprises, et que de nombreux poissons sont maintenant contaminés, et en conséquence déconseillés à table (saumons, par exemple).

Le principe de précaution donnerait la responsabilité aux entreprises d'évaluer le tort possible en amont, et non pas en aval (trop tard) …

Pour que l'humanité ne soit pas la victime de ses propres activités, pour que la vie ne soit pas intolérablement difficile pour nos enfants et nos petits-enfants, il est indispensable que la charte que vont adopter les parlementaires ne soit pas un document « bien pensant » de plus : elle doit impérativement inclure le principe de précaution. Elle doit être efficace et ambitieuse, comme l'a été la Déclaration des Droits de l'Homme, dont elle est la suite naturelle, dans le contexte de la crise contemporaine.