Hubert Reeves

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Menaces sur le Gulf Stream

Émission du 12 juin 2004

Le Gulf Stream est un courant marin de l'Atlantique-Nord. Il entraîne les eaux tièdes de la mer des Antilles vers les côtes de l'ouest africain. De là, il remonte le long de l'Europe (Portugal, France, Angleterre, Écosse) et revient ensuite vers l'est (Islande, Groënland) pour redescendre vers le sud jusqu'à son point de départ.

Deux éléments différents sont à l'origine de ce courant :

Le rayonnement du Soleil, qui chauffe davantage les régions équatoriales que les régions polaires (la Terre est ronde …) : les eaux réchauffées sont moins denses que les eaux froides des profondeurs. Elles se propagent en surface vers le Nord, où elles se refroidissent, descendent au fond et complètent le circuit en revenant vers le Golfe du Mexique.

Le second élément est la rotation de la Terre. C'est à cause d'elle que le courant Nord-Sud prend au départ une tangente Est-Ouest et effectue un mouvement tourbillonnant tout autour de l'Atlantique-Nord. Des tourbillons analogues existent dans les autres océans.

En transportant la chaleur des régions équatoriales vers les régions polaires, ces courants influencent la distribution des températures sur la Terre. Sans eux, les régions tropicales seraient beaucoup plus chaudes, et les régions polaires beaucoup plus froides. De la même façon, la rotation terrestre est responsable du fait que l'Europe de l'Ouest jouit d'hivers beaucoup moins rigoureux que l'Amérique du Nord (Montréal est à la même latitude que Bordeaux).

Il faut maintenant introduire, dans notre description du fonctionnement du Gulf Stream, un troisième élément qui, pour être plus subtil, n'en n'est pas moins fondamental : la salinité de l'eau. Les eaux salées sont plus denses que les eaux douces. En conséquence, une couche d'eau salée aura tendance à s'enfoncer sous une couche d'eau douce.

À cause de l'évaporation plus importante dans les régions chaudes que dans les régions froides, les mers équatoriales sont plus salées que les mers polaires (l'évaporation n'entraîne pas le sel : c'est bien connu des paludiers qui récoltent le sel de la mer déposé après évaporation de l'eau). Cette salinité transportée au Nord par le mouvement tourbillonnaire joue un rôle important dans l'enfoncement nordique des eaux du Gulf Stream. Sans cette contribution du poids du sel, le courant risquerait fort de s'interrompre.

Des mesures récentes de la salinité des eaux marines nous donnent ici des motifs d'inquiétude. Depuis quelques décennies, les eaux tropicales sont de plus en plus salées, tandis que les eaux polaires sont de plus en plus douces. La cause de ce changement est vraisemblablement le réchauffement planétaire, qui augmente l'évaporation dans les pays chauds et la retombée des pluies dans les régions polaires. À cela s'ajoute pour ces dernières la fonte accélérée des glaciers (eau douce) sur tout le pourtour arctique. Au delà d'une certaine limite, l'addition d'eau douce dans ces régions pourrait arrêter le Gulf Stream.

De telles interruptions se sont produites à plusieurs reprises dans l'histoire de la Terre. La plus récente a eu lieu il y a environ vingt cinq mille ans pendant le dernier âge glaciaire. À cette période, le Groënland s'est refroidi de plus de 10 degrés. L'Europe et l'Amérique du Nord étaient recouvertes d'une couche de glace de plusieurs kilomètres d'épaisseur. Comme l'Antarctique aujourd'hui.

Ces études océanographiques nous montrent une fois de plus l'importance de notre activité sur la nature. Elle a atteint une telle puissance que nous sommes en mesure de modifier des cycles millénaires à l'échelle planétaire. Et en même temps, nous réalisons la fragilité de certains équilibres, comme celui qui maintient le Gulf Stream en circulation, et les effets majeurs qui pourraient résulter pour nous de son altération, voire même de son arrêt complet.