Hubert Reeves

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Histoires de pigeons migrateurs

Émission du 13 décembre 2003

Notre curiosité pour le monde qui nous entoure, et dans lequel nous vivons, ne se limite pas aux étoiles et aux galaxies, mais comprend aussi le domaine des humains. Il importe d'en prendre la mesure, non seulement pour le connaître mieux, mais aussi pour en tirer des renseignements intéressants au sujet de nos devoirs et de nos comportements pendant les décennies qui nous sont allouées pour notre existence.

Les humains sont capables de tout, du meilleur et du pire. Il est toujours intéressant de connaître les faits, et c'est un des buts fondamentaux, je crois, de la littérature et des médias que de raconter, aussi bien l'existence de la Croix-Rouge, que celle des camps d'extermination nazis.

« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », dit le poète Aragon. Dans ce texte, nous ne parlerons pas de leurs vies sentimentales (« et leurs baisers au loin les suivent »), mais d'une réalité beaucoup plus primaire : leur comportement envers les animaux. Je vais raconter une histoire réelle, triste et lamentable, celle de l'extermination du pigeon voyageur américain.

Ce pigeon portait aussi le nom de tourte. Tous les Québécois connaissent un plat bien populaire appelé la tourtière, une sorte de tarte à la viande dans laquelle on mettait vraisemblablement, dans le passé, de la « tourte ». Aujourd'hui, forcément, on y met autre chose.

Au début du 19ème siècle, les populations de tourtes étaient gigantesques, on parle de plusieurs milliards d'individus, presque autant que d'humains sur Terre aujourd'hui …

Chaque année, les tourtes effectuaient leur voyage de migration du Canada jusqu'au golfe du Mexique. Les vols s'étiraient sur des centaines de kilomètres ; ils étaient si denses que le ciel, dit-on, s'obscurcissait à leur passage. Elles nichaient sur des chênes et des hêtres qui abritaient jusqu'à cent nids par arbre. Les Indiens posaient leurs tentes à proximité, et se nourrissaient de cette chair délicieuse, manne si abondante qu'elle semblait inépuisable …

Avec l'arrivée des Européens, la chasse à la tourte prit une autre dimension. On coupait les arbres, et l'on allait jusqu'à incendier les forêts pour déloger les volatiles et les abattre en masse. On dit même qu'on utilisait le canon pour tirer dans les vols ! Des concours de chasse étaient organisés : à moins de trente mille carcasses alignées, impossible de prétendre figurer parmi les lauréats.

La constatation de la diminution des effectifs, vers la seconde moitié du 19ème siècle, attisa encore la frénésie des chasseurs, qui utilisèrent des moyens (emploi du télégraphe pour signaler les lieux de passages des vols migratoires) toujours plus efficaces pour remplir leurs carniers.

Plus tard enfin, trop tard, la chasse fut interdite, et malgré de nombreuses tentatives de préservation, les populations continuèrent à décliner. Le dernier oiseau, une femelle nommée Martha, mourut au jardin zoologique de Cincinnati en 1914. En ce lieu, une plaque commémore cette navrante histoire.

La liste est longue de tous les animaux que la présence humaine a fait disparaître, par bêtise et cupidité. La découverte de la Grotte Cosquer, dans les calanques méditerranéennes, nous a rappelé encore une sombre histoire du comportement humain. Il y a près de vingt mille ans, nos lointains ancêtres ont peint sur les murs de cette grotte d'admirables images représentant certains exemplaires de la faune de l'époque. On y voit en particulier un grand oiseau appelé grand pingouin, espèce totalement disparue aujourd'hui.

Cet oiseau était encore largement abondant dans l'hémisphère nord jusqu'au 18ème siècle. On le rassemblait dans des grands enclos, où on le massacrait à coup de matraques, et ses plumes étaient utilisées pour faire des coussins. À la nouvelle du déclin rapide de sa population, il devint un objet de convoitise livré au trafic des collectionneurs, qui firent monter les enchères. Là se situe le drame : plus une espèce se raréfie, plus elle génère un braconnage lucratif la menant inexorablement à l'extinction. Le dernier couple fut capturé en 1834, tué, et vendu à prix d'or en Islande. Il ne reste que de rares spécimens naturalisés dans des musées.

« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »

Il importe, me semble-t-il, que ces faits soient connus et pris en compte dans toute réflexion sur la réalité humaine. Pour inverser la tendance, il faut l'avoir cernée : agir demande d'abord une parfaite connaissance du terrain sur lequel se situe notre action.